Masterclass N°4

Comment mettre le design au service du culinaire ?

Comment le design peut servir le culinaire, en particulier dans le contexte du restaurant ou de la pâtisserie ? 

Ces 2 secteurs intéressent de plus en plus l’univers du luxe qui ont le sait est un bon détecteur de “tendances”. Un repas réussi au restaurant c’est une expérience sensorielle complète qui se développe dans plusieurs dimensions, comme c’est beaucoup pratiqué chez les marques de luxe.

Un des éléments déclencheur de la vision et pratique du design au service du culinaire par le Studio Exquisite a été le Menu impressionniste d’Eric Guérin à Giverny en 2016.

On est à quelques encablures de la maison de Monet. Le peintre Olivier Masmonteil discute avec le chef des fondamentaux de l’impressionnisme. Pour entre plus en détails de leurs approches respectives le processus créatif de ce menu est abordé dans les épisodes 6 et 15 de la saison 1 de Chefs d’Oeuvre.

Le postulat de départ était que l’impressionnisme est un travail de la lumière, au fil des saisons ou de la journée. Le chef Eric Guérin décide donc de créer un menu qui raconte la course du soleil, de l’aube au crépuscule et à la nuit tombée. Ce prétexte créatif donnait aussi toute sa place aux équipes de salles qui étaient là pour nous embarquer avec eux dans cette histoire. Un des plats qui m’a le plus plus marquée : un oeuf mollet, lacéré avec une lame au moment du service, avec le jaune se répandant dans l’assiette comme dans le soleil fleurte avec l’horizon.

Surprise, le coucher de soleil n’était pas le dessert ! Le repas se terminait sur un gâteau au chocolat noir évoquant la nuit tombée. Un clin d’oeil visuel très illustratif était fait avec la présence de la lune et des étoiles qui ont aussi leur rôle à jouer dans cette course perpétuelle de la lumière… Un moment de poésie et de connexion aux sens du début à la fin. Un moment magique, unique et très en lien avec l’éphémère… et pourtant mémorable !

Menu Impressionniste, Le jardin des plumes.
© Thomas Dhellemmes

Cela peut faire penser au mot japonais Nagori  qui veut dire “La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter”. L’écrivaine Ryoko Sekiguchi a écrit un très beau livre sur cette nostalgie de la temporalité. Les japonais savent effectivement parler du temps qui passe, du rythme des saisons avec beaucoup de poésie et non de la fatalité. Cette idée créé déjà une forme de narration, joue avec la notion de manque et la joie des retrouvailles. C’est exactement le principe des saisons et de la saisonnalité des produits, sans créer de hiérarchie entre les produits ou les histoires : chacune a sa raison d’être et doit être valorisé pour ce qu’il est au moment où il est là. En cuisine, cela pourrait rejoindre l’idée de “naturalité” qui a été reprise par de nombreux chefs.

Si le concept de « naturalité » évoque l’idée de s’inspirer de la nature, est-ce facile à faire ?

Cette idée de faire la place belle à un retour à la nature est au coeur des préocupations et des tendances… cela parait assez simple et en même temps s’inspirer de ce que la nature a déjà fait est à chaque fois que c’est plus complexe à exprimer que ça en a l’air.

Avec les étudiants, la nature est souvent réduite à des concepts un peu réducteurs qui manquent de nuances…

– « Je vais faire une fleur pour illustrer le printemps. Elle sera rouge sur un fond vert comme l’herbe et bleu comme le ciel quand il fait beau…
– Ok, mais quel vert, plutôt sapin ou vert tendre ? Et ce bleu du ciel est-il aussi puissant qu’en été ?…

Pour aller au bout d’une évocation, il faut toujours à se questionner au-delà des clichés via le prisme des sensations subtiles plutôt que la narration caricaturale.

Le plus gros cliché est souvent la question du trompe l’œil, star des émissions de télévision consacrées à la cuisine ou à la pâtisserie, et malheureusement associé au fait de « designer », donner une forme en faisant au passage une démonstration de certaines capacités techniques !

Cette mode de représenter une nature imagée vient du succès phénoménal de Cédric Grolet. Le pâtissier phénomène des réseaux sociaux pas pourtant pas été le premier à faire des fruits en trompe l’œil. Avant lui, Paul Pairet avait imaginé une Orange à l’orange en 1998 puis une tarte au citron déstructurée, en forme de citron en 2001. Laurent Jeannin avait développé un Citron de Menton givré au Bristol en 2000 et Christelle Brua a mis la pomme soufflée à la carte du Pré Catalan en 2004.

Si c’est désormais à Cédric Grolet que la jeune génération associe quasi exclusivement la référence au trompe l’œil alors même qu’il n’a pas inventé l’idée, c’est qu’il en a fait un système de collection en déclinant TOUS les fruits. C’est ce processus de répétition, de déclinaison et de communication autour du simple produit qui l’a distingué d’un fruit unique en trompe l’œil dans une assiette.

Miser sur la rareté et la saisonnalité de chaque fruit à la carte, on en revient à cette notion de Nagori… qui est à la fois vieille comme le monde et tendance !

Les fruits par Cédric Grolet sont la signature du Meurice où il est chef exécutif. Lorsqu’il ouvre sa propre boutique Avenue de l’Opéra, pour se différencier, il utilise le même système créatif de déclinaisons mais cette fois-ci en sortant du simple trompe l’oeil : les fleurs deviennent son point de départ, source infini de créations et d’interprétation. C’est plutôt malin car ce thème lui permet aussi de valoriser le geste pâtissier (pétale, rythmes, sans reproduction par moulage,…) dans ses pâtisseries. Ce savoir-faire qui affiche la dextérité manuelle en décor et en structure justifie aussi les prix “haute-couture”.

Les fruits par Cédric Grolet sont la signature du Meurice pour qui il est chef exécutif. Lorsqu’il a ouvert sa propre boutique Avenue de l’Opéra, il a utilisé le même système créatif de déclinaisons mais cette fois-ci en sortant du simple trompe l’oeil. Les fleurs deviennent son point de départ, source infini de créations et d’interprétation. C’est plutôt malin ! Ce thème lui permet aussi de valoriser le geste pâtissier (pétale, rythmes, sans reproduction par moulage) dans ses pâtisseries. Ce savoir-faire – sans moulages – justifient aussi les prix “haute-couture”.

Un contre-exemple parfait : dans la saison 13 de Top Chef, sur la traditionnelle épreuve du trompe-l’œil qui a lieu tous les ans, le candidat Jean décide de faire une tasse.  La chef pâtissière Nina Métayer choisi sa tasse – pourtant pas hyper réaliste – jugeant le plat « surprenant, très bien pensé, et surtout, bien équilibré en termes de goût« . Le candidat est resté dans le pouvoir de la suggestion. La représentation, la forme de son dessert ne fait pas d’ombre aux textures et à l’équilibre gustatif et c’est bien l’essentiel.

Finalement, les trompe-l’oeil c’est un peu comme la peinture hyperréaliste : techniquement c’est magistral mais ça peut manquer d’émotions…

L’environnement et la culture jouent-ils pour beaucoup dans le design culinaire ?

Un des meilleurs exemples qui peut illustrer l’influence de la culture sur un marché et donc sur les ventes a été donné par le pâtissier Dominique Ansel, français installé aux États Unis, à New-York, qui a du mixer ses références à la sensibilité des américains. 

Dans son livre “Pâtissier Magicien” il détaille le cheminement de ses idées pour mettre au plus ses plus grands succès, et toujours la prise de recul nécessaire au processus créatif.

Exemple 1 : Le cronut
Le premier pâtissier a avoir la queue devant sa boutique pour goûter cette création hybride entre le croissant et le donut, savant mélange de 2 cultures.

Exemples 2 : Ses Peeps a boo pour Pâques
Le chocolat ne se vend pas aux USA, du coup il reprend la forme de l’œil et du poussin – sa référence à Pâques en France – mais les fait en guimauve, en s’adaptant donc à la culture gustative américaine.

En réalité, il n’est pas magicien et a une analyse de designer dans ses inspirations et sa démarche. Le quotidien du designer est en effet fait de remises en question… il travaille par associations d’idées, il doit toujours sortir du cadre ou le redéfinir via de la culture, ou une forme de curiosité ou d’esprit critique.

Y-a-t-il a chez le designer une forme d’humilité, puisqu’il s’agit de “designer” ou dessiner pour les autres ?

Effectivement, le designer ne créé pas pour lui mais il se met au service des autres, d’une expérience qui n’est pas que personnelle. Il s’adapte à un marché et à des consommateurs. C’est là toute la différence entre le designer et l’artiste, qui propose sa vision des choses sans se soucier de si ça va plaire ou même se vendre.

Le designer avance au gré d’essais plus ou moins techniques, s’appuie sur ses erreurs, fait pas de côtés, des retours en arrière. Les râtés et les remises en questions sont le lot de la démarche créative qui nécessite donc du TEMPS pour mettre au point un projet et viser juste pour le destinataire final.

Le designer doit développer sa curiosité à chaque projet et aussi savoir remettre en question tous les acquis à chaque fois. Il doit être curieux et sa questions favorite est « pourquoi ? ».

« Ne demandez pas un designer de dessiner un pont mais d’imaginer une façon de traverser la rivière… »

Un métier pour ouvrir le champ des possibles, de rêver, dans l’intérêt commun. Et plutôt que de penser que le consommateur ne comprend rien remettre en question la proposition n’est pas bonne, pas bien amenée ou communiquée. Un projet bien “designé” a observé le monde autour de lui et la personne qui l’a conçue s’est questionnée sur les usages pour imaginer des nouveaux possibles…

Puisqu’on parle de design – de donner une forme – comment cela peut-il s’illustrer dans la pratique plus formelle ?

Un bon projet de design part souvent de l’observation d’une pratique et d’une proposition pour faire autrement : changer les habitudes existantes pour apporter des améliorations, proposer une nouvelle façon de faire, un autre regard.

Hugues Pouget, le fondateur des pâtisseries Hugo & Victor obserce la vente de pâtisseries en boutiques et dresse ce constat : qui n’a pas déjà -lorsqu’il est invité à dîner- apporté un assortiment de petits gâteaux tous différents, afin de satisfaire le plus grand nombre au moment du dessert ? En effet, apporter un gros gâteau au chocolat peut être un risque si on tombe sur une des rare personne qui n’en mange pas !

Les montages ne résistent pas toujours bien au transport, les entremets glissent pour se coller les uns avec les autres ou sur les parois de la boîte… au moment de les sortir, on assiste à un vrai numéro d’équilibriste, si l’on est moins habile qu’un pâtissier professionnel ; et le gâteau – à l’origine si joli dans la vitrine – prend encore un petit coup au passage ! Sans parler du moment, où à 5 autour d’un assortiment de 5 gâteaux différents, on se met à les découper en parts égales pour que tout le monde puisse – au final – goûter à tous !

En observant ces problématiques d’usage, le pâtissier décide donc de créer un format unique pour tous ces gâteaux individuels, que ce soit des entremets ou des tartes en fait un vrai cas de design en répondant à plusieurs problématiques de la pâtisserie boutique :

  • Modulaire : parts de tartes individuelles + entremets triangulaires du même gabarit (+ la structure de la part est stable)
  • Transportable et présentable facilement (éléments sont faciles à transvaser d’un récipient à l’autre à l’aide d’un simple couteau) en évitant la délicate étape de la découpe
  • Esthétique : création d’un ensemble cohérent (compositions graphiques tout aussi créatives que des montages audacieusement intransportables !) qui créer une signature de marque forte (encore utilisé 15 après).
  • Personnalisation : le consommateur peut composer à sa guise et permettant une grande variété et richesse graphique.
  • Diversité de goûts et régimes alimentaires : ce patchwork de couleurs et de saveurs inventé en 2009 encore plus juste dans notre époque actuelle avec le nombre d’intolérances alimentaires à prendre en compte, les préférences, choix, régimes spéciaux qui se multiplient et la volonté d’inclure de la diversité plus que d’imposer une norme commune au sein d’une même tablée.

« C’est une fois seulement que l’on maîtrise le geste que l’on peut le dépasser, ou le remettre en question (pas forcément pour le renier). »

Alexandre Gauthier
sur Omnivore Nord 2022 (Extrait à 10’20)

Apprendre à faire simple, c’est aussi apprendre à désapprendre. C’est accepter que l’on a pas besoin de tout montrer, ou qu’une chose simple mais exécutée à la perfection a autant de valeur qu’une proposition beaucoup plus compliquée, mais non maîtrisée.

Le tout est une question d’équilibre, comme toujours. Dans un cas comme dans l’autre, c’est travail de longue haleine, fait de persévérance, d’expérience, pas au sens whaou du terme, et surtout de la maîtrise de son savoir-faire dont on sait aussi détacher l’égo.

Comme en musique, avant de composer, de proposer sa propre vision des choses ou de devenir un génie du jazz, on doit maîtriser le solfège ou à minima son instrument. Ca passe déjà par beaucoup de travail en amont, qui permet ensuite de se libérant de gammes que l’on maîtrise parfaitement, pour commencer à créer.

Avoir suffisamment confiance en soi pour se délester du superflu demande du temps, de l’expérience et une pincée de maturité ! Picasso disait d’ailleurs qu’il a mis toute sa vie a désapprendre ce qu’il avait appris dans les règles de l’art… pour inventer son propre art !

L’interviewée
MARION CHATEL-CHAIX, Directrice Artistique & Designer culinaire

Marion Chatel-Chaix est la fondatrice du Studio Exquisite qui met le design au service du culinaire depuis 2014.

Comme on lui pose toujours beaucoup de questions sur son métier, elle a décidé de créer «Hors d’œuvre» une série de formats courts pour décrypter ce qu’est le design culinaire.

Pour cette masterclass, elle a demandé à Cécile Poignant de lui me poser toutes les questions qu’elle souhaite.

L’interviewer
CÉCILE POIGNANT, Trend Forecaster

Cécile Poignant analyse les modes de vie contemporains et l’évolution des tendances socio-culturelles en détectant les signaux faibles en croisant des disciplines aussi variées que l’art, la médecine, l’alimentation. Elle décrypye pour les entreprises les comportements des consommateurs, les grandes tendances de demain et les enjeux d’avenir.

Dans le rôle du candide, elle se pose les mêmes questions que le commun des mortels pour mieux comprendre le rôle du designer culinaire.